Pragmatisme vs Vision

J’entends souvent des politiques (ou des chefs d’entreprises) se targuer d’être pragmatiques, en opposition donc aux doux rêveurs et autres utopistes. Ils auraient, eux, les pieds sur terre et seraient plus fiables que les autres, plus efficaces. Bref, on devrait leur confier les rênes de la société.

Sauf que le pragmatique ne conçoit rien de novateur, il n’a pas de vision, de rêve, il ne donne aucune perspective. il se contente de faire un constat, d’analyser une situation puis de la gérer. Cela peut s’avérer très utile sur un événement ponctuel qui va nécessiter des prises de décision rapides, une grande réactivité etc. Une situation d’urgence par exemple.

But, plan, adaptation

Mais pour diriger un pays, ça ne suffit pas. Il faut une idée, un concept, un rêve, un but. Il faut un visionnaire, quelqu’un qui indique la voie, le sens, les buts. Ensuite il faut un planificateur (pas au sens soviétique du terme), quelqu’un qui soit capable de mettre en place des échéances, des étapes sur le chemin. Il faut aussi concevoir des outils d’évaluation et être assez agile pour corriger les choses en chemin, si les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous, si les délais doivent être ajustés.

Photo de British Library sur Unsplash

Le pragmatique, lui, arrive sur une situation, il constate et il réagit. C’est très bien d’être pragmatique pour un médecin manquant de personnel, de matériel, de médicaments, confronté à un afflux de malades ou de blessés, devant décider qui soigner en priorité. C’est très utile lorsqu’on vous demande juste de gérer. Je vous entends d’ici : ”Ben un pays ça se gère…”. Non! Pas que… Ça c’est ce qu’on nous a vendu depuis plusieurs décennies. Il suffirait d’être pragmatique, de gérer les comptes, les crises, les affaires, le patrimoine, les gens, et tout irait bien. D’où le défilé qu’on voit depuis bientôt 40 ans, de costards-cravates à la mine grave, pénétrés de leur “mission”, sûrs de leur importance, vantant et sur-vendant leur “expérience” de bons gestionnaires.

Ca fait rêver non? – Photo de Hunters Race sur Unsplash

Mais il manque le principal: où va-t-on? Pour quoi faire? Quel but cherchons-nous à atteindre? Moi je sais conduire, mais si je ne sais pas où je dois me rendre, je peux rouler au hasard, tourner à droite, à gauche, sans but. Avec un peu de chance, je vais arriver par hasard dans un endroit sympa, mais, la plupart du temps, ça ne me mènera nulle part. Se contenter de gérer un pays, c’est adopter la posture de l’épicier. Attention je n’ai rien contre les épiciers hein, j’emploie juste le mot dans son sens péjoratif. Le pragmatisme en politique mène à la logique comptable qui, elle-même, conduit au cynisme le plus total et à l’imprévoyance crasse.

Rustines

Le pragmatique n’évite pas les crises tout simplement parce qu’il ne les a pas anticipées, ou pire parce qu’il les a vues venir et les a attendues, voulues. Mais ce n’est pas grave pense-t-il, vu qu’il saura les “gérer”, que ce soit par la force (gilets jaunes), la contrainte (Covid), la charité bourgeoise bien dégoulinante (chèques et pass en tous genres) ou le grand nawak (recrutement d’enseignants sans formation aucune, levée du numerus clausus avec 20 ans de retard). Voilà, c’est ça la gestion, c’est toujours du court terme, des emplâtres sur de l’urgence, en sautant de crise en crise. C’est un canard sans tête qui court dans n’importe quelle direction, un marin qui retarde le naufrage en collant des rustines sur la coque de son bateau.

Pénurie de chewing-gum? – Photo de Yevhen Buzuk sur Unsplash

On en a une bonne illustration ces temps-ci: de tous les côtés, ce ne sont que promesses délirantes, non crédibles ou pas à la mesure de la situation. Les ralliements contre-nature, les rétropédalages programmatiques, les propos les plus abjects se multiplient.
Pourquoi? Parce que chacun essaie de gérer au mieux son élection/ré-élection, tentant de sauver sa petite boutique de façon pragmatique justement: sans plan, sans vision, sans rêve. Ce n’est que de la tactique, et ça se voit d’autant plus que ça se concentre sur un temps réduit.

Cerveaux creux

Là encore, la courte vue domine. Alors on s’appuie sur ce qui reste des convictions et de la vision à long terme de quelques grands anciens: De Gaulle sur la place de la France dans le monde, Giscard sur la construction monétaire de l’Europe, Badinter sur l’éthique de la justice, Simone Veil et quelques autres. Mais, depuis 1983, où sont les convictions, les projets de long terme? Quelle fut la vision d’un Mitterrand 88, d’un Chirac ou d’un Sarkozy, à part gagner les élections et, une fois en place, faire des cadeaux à ses potes, détruire tout éventuel successeur en se contentant de gérer? Mal en plus. Si on ajoute, depuis Sarko, un manque de culture, de finesse intellectuelle, qui nous ramène des Panot, des Bardella ou certains ânes bâtés de la macronie, de quoi s’étonne-t-on aujourd’hui?

Photo de Matt Foxx sur Unsplash

Notre pays n’a besoin ni d’un homme providentiel, ni d’une grisaille de gestionnaires formatés, ni d’un grand soir orchestré par des révolutionnaires frelatés, ni de “beaux gosses” sans colonne vertébrale.

Et si on avançait?

Il lui faut des perspectives claires, un projet bien pensé, défini, cohérent, approuvé par le plus grand nombre, et de la constance, de l’implication dans sa réalisation, même si ça doit prendre des années. Si les gens avaient une idée claire des enjeux, des buts poursuivis et du chemin à parcourir, ils pourraient adhérer plutôt que rejeter. Ils sauraient se montrer patients, endurants, résilients. Mais pour ça, il faut arrêter le clientélisme, la pensée magique et le “court termisme” qui nous jettent dans les bras du premier opportuniste venu, sans discontinuer, depuis 40 ans.

Wesh gros!

J’avais commencé ce texte avant la dissolution de 2024. Au bout de deux semaines, je me suis dit que les événements étaient une telle démonstration in vivo de ce que je voulais exposer que la 2e partie du texte s’est focalisée sur l’actu.