J’ai déjà eu, dans une autre partie de ce site, l’occasion de parler de mon absence de capacité d’imagination visuelle qui m’a handicapé aussi bien pour les maths (absence complète de représentations mentales) que pour la guitare (énormes difficultés même après 40 ans de pratique et des centaines de concerts à “voir” les formes et chemins des gammes, modes etc. sur la touche) et la vie en général (inaptitude complète à imaginer quelque chose que je n’ai pas déjà vu, à avoir des images mentales précises venant de lectures etc.).
Une pomme est une pomme, non?
Une discussion récente avec ma fille m’a montré jusqu’où cela allait et à quel point cela pouvait s’avérer difficile à comprendre pour ceux qui n’ ont pas ce problème sans parler de ceux qui, au contraire, ont une imagination picturale développée. Donc ma fille m’envoie une vidéo insta d’un certain @drsermedmezher. Dans cette vidéo, l’intervenant nous demande de fermer les yeux et d’imaginer une pomme rouge. Donc ok je ferme les yeux et je me concentre sur l’idée d’une pomme rouge. En gros, au bout de 5 à 10 secondes d’efforts sincères, j’arrive à voir cela:
Et encore la forme n’est pas aussi ronde que sur l’image. D’ailleurs je ne sais même pas si c’est quelque chose que mon cerveau a produit ou une simple variation de lumière sur ma paupière. Donc une forme vaguement ronde, noir/gris anthracite sur fond de la même couleur avec des contours imprécis qui fourmillent et, contrairement à ce que pourrait suggérer l’image aucune idée de volume, c’est tout plat. Bref, voilà comment j’arrive à créer mentalement l’image d’une pomme rouge, fruit que j’ai rencontré et pu observer des centaines de fois dans mon existence. Le gars nous demande ensuite de comparer ce qu’on a vu avec une série de dessins :
Je ne suis même pas listé!!! Ou alors quelque part vers 4,95. Du coup, je demande à ma fille:
— Et toi? tu serais où?
— Oh ben moi 0,5 parce que non seulement je la vois parfaitement dans tous ses détails mais je peux aussi la mettre en situation dans ma main ou sur un meuble…
— WTF? Vraiment? Pour moi c’est de la science-fiction!
Derrière le miroir
Comme la vidéo évoque aussi le monologue mental, on part là-dessus: une fois encore, elle “se parle en images” majoritairement, là où je me parle à 50% en mots et à 50% en “communication non verbale”. Je sais c’est dur à expliquer mais c’est comme ça… J’apprends au passage que certaines personnes ne se parlent pas, jamais… On arrive ensuite sur la représentation qu’on a des nombres, des mots; elle me demande si je leur associe des couleurs.
— Euh non… Les nombres, j’ai une ligne qui monte et descend. De 0 à 10 ça descend, puis ça remonte jusqu’à 20 puis redescend par paliers jusqu’à 70. Ça remonte sec vers 80 puis redescend vers 90 et remonte très sec jusqu’à cent. Et j’ai la même ligne pour les centaines jusqu’au milliers, pour les milliers jusqu’à 100 000. Après 100 000? J’y vais pas souvent 😉 Les sons? J’ai des sensations mais pas de couleurs, les mots? Ben j’ai une ligne pour l’alphabet aussi, mais non aucune couleur pour les mots même ceux qui en désignent. De toute façon, je ne les vois même pas, les mots.
A son tour d’halluciner, mes lignes sont à des années-lumières de ce qu’elle visualise pour les nombres: elle les voit avec des couleurs et des nuages de couleur, genre nuages de poussière… Et là encore, de mon côté, aucune couleur: du noir, du blanc, du gris à la rigueur. Je vois la ligne, par portions, je peux la visualiser de 3/4 avant, de 3/4 arrière, mais c’est tout. Quand, enfant, j’apprenais mes tables de multiplication, je me positionnais mentalement près du résultat. De même, quand on faisait du calcul mental. Je le fais encore aujourd’hui, c’est automatique et très rapide. Mais sans cette représentation mentale de la suite des nombres, je ne sais pas si je pourrais calculer de tête, chose que je fais très bien. J’ai aussi une ligne pour les dates, les mois, les années, les siècles bien sûr; pour l’alphabet aussi. Les mots, je les entends, je les pense, mais je ne les vois pas. Ma fille, elle, les voit et reconnaît même la police dans laquelle ils apparaissent (mais là c’est de la déformation professionnelle).
Curieux, j’ai fait passer le test de la pomme à ma compagne en oubliant de lui dire que la pomme était rouge (évidemment puisque, pour moi, la difficulté c’était la pomme pas la couleur), donc elle l’a vue verte mais avec le niveau de détails n°2. Elle aussi a des couleurs associées aux chiffres et aux mots. Bizarrement, ce petit test et les discussions qui s’en sont suivies m’ont apaisé, même si tout cela a encore accru la conscience que j’avais de la pauvreté de mon imagination visuelle. Nos représentations mentales, nos dialogues intérieurs sont tellement différents, tellement propres à chacun, qu’il est logique et inévitable qu’ils favorisent certaines inclinations ou aptitudes plutôt que d’autres.
Le doutage
Par la suite, j’apprends que cette absence d’image mentale est déjà connue, qu’on l’a nommée aphantasie et qu’elle concerne entre 1 et 3% de la population mondiale. De plus, il s’agit d’un spectre et non de quelque chose d’uniforme d’un individu à l’autre et cela peut concerner également les autres sens (on en reparle dans les prochains posts). Tout cela ouvre un champ de réflexion immense et vertigineux qui mérite bien une section à part sur ce site.
Sur ce terreau d’interrogations et de révélations ont surgi d’autres questions dont je parlerai les prochaines fois.
A côtés
Concernant les maths, ça enterre pour moi définitivement le “yaka travailler, yaka apprendre ses théorèmes, yaka faire des exercices à la maison” etc. Quand tu as mentalement mon niveau de représentation visuelle intérieure, tu peux déjà faire une croix sur la géométrie, les plans cartésiens, le calcul vectoriel, la représentation des fonctions, des équations etc. Reste… ben… pas grand-chose en fait. Donc rien que ça, je n’ai pas trop de regrets sur les maths finalement.
Pour la guitare, cela explique que malgré des séquences (jours, semaines) pendant lesquelles je me focalisais sur la digestion du CAGED system et de la “carte routière” du manche, je n’ai jamais pu m’appuyer sur une visualisation claire et immédiate des chemins sur le manche. Ce n’est qu’à moitié absorbé et ça s’érode très vite. Pour cela, je m’appuie uniquement sur un mix mémoire musculaire de mes doigts/réflexion immédiate. Ça fonctionne plutôt correctement, mais réfléchir quand tu joues, c’est perdre du temps et manquer d’anticipation. Je donnerais cher pour voir les notes s’aligner aussi clairement que sur un piano, pour visualiser dans l’instant ce que je peux/veux jouer. J’ai déjà entendu des guitaristes me parler de ce manche visualisé et de ces notes qui déroulent dans leur tête juste avant d’être jouées. Au bout de 40 ans de guitare, je sais que ça ne m’arrivera pas, tout simplement parce que je n’ai pas cette faculté, quel que soit le temps et l’énergie que j’y consacre.

