En marche vers le pire? ep.2

Episode 2: Les ingénieurs du Chaos

Les ingénieurs du Chaos

« Les ingénieurs du chaos » est un essai écrit par Giuliano da Empoli, publié en 2019, qui analyse l’émergence et l’influence des stratèges politiques modernes dans la montée du populisme à l’ère numérique.

En simplifiant à l’extrême, il décrit comment, grâce aux forums internet et autres réseaux sociaux ainsi qu’aux traitements numériques actuels des données que l’on en remonte, on peut établir un “programme politique” bien populiste qui donne à entendre au “peuple” (au moins celui desdits forums dans un premier temps) ce qu’il a envie d’entendre. Avantage, on peut faire fluctuer ce programme en fonction de l’évolution de l’auditoire puisqu’on a son feedback en temps réel. Ca vous rappelle quelque chose? Non? Ca devrait…

Il suffit ensuite de trouver une tête de gondole, de préférence charismatique et/ou sympathique, à laquelle on peut s’identifier qui va personnifier le programme et amener petit à petit à conquérir le pouvoir. Ca se fait aussi en semant le chaos (sur les idées), déstabilisant ainsi les institutions démocratiques du pays. Par ailleurs, c’est également une manière de cibler ceux qui sont indécis au sujet de leur vote ou sur le fait même d’aller voter. Car, on le sait dans nos sociétés assez polarisées, c’est là que se situent les réserves de voix potentielles.

Ca vous semble fumeux?

C’est pourtant exactement ce qu’a réalisé le pionnier, l’inventeur de la méthode, véritable stratège du mouvement 5 étoiles (Italie), Gianroberto Casaleggio, entrepreneur (il a créé Casaleggio Associati), expert en marketing digital et ex employé d’Olivetti. Le gars a une intuition: internet peut révolutionner la politique. Comme il vient du marketing il pense produit et consommateur et transpose sur programme et électeur. Il recrute Beppe Grillo, comique fort en gueule, genre bête de scène très populaire en Italie à l’époque, pour devenir la tête d’affiche de son mouvement. Lui restera dans l’ombre tandis que Grillo sera la personnification du Mouvement 5 étoiles.

Gianroberto Casaleggio à g., Beppe Grillo à dr.

La méthode?

Début 2005, Casaleggio ouvre un blog (beppegrillo.it) avec, bien sûr, un forum. Vu de l’extérieur, c’est le blog de Grillo qui en réalité, de son propre aveu, ne comprend absolument rien à tout cela et serait bien incapable d’en tenir un. Chaque jour, des employés de Casaleggio Associati sélectionnent une dizaine de commentaires “intéressants” et les passent au patron qui s’en inspire pour écrire son billet quotidien. On tourne toujours autour du ressentiment vis-à-vis des politiques de l’establishment, de leur corruption (cela dit y a matière, particulièrement en Berlusconitalie), des grandes entreprises qui négligent les petits actionnaires, des taxes, des conditions de travail précaires etc. tous sujets qui intéressent les lecteurs du blog, les préoccupent. On en est sûr puisqu’on part de leurs commentaires sur le forum du blog. Celui-ci propose toujours des solutions, simplistes et soi-disant à portée de main, expliquant qu’il suffirait de virer tous ces incapables corrompus pour que tout s’arrange comme par enchantement. Ca ne vous rappelle rien? Non? Ca devrait pourtant…

Bientôt des fidèles du site manifestent l’envie de s’organiser, Casaleggio choisit alors MeetUp pour organiser discussions et rencontres, virtuelles ou réelles. Beaucoup de groupes de soutien à Grillo naissent alors, et cette structure souple et évolutive du Mouvement va prendre de vitesse tous les partis établis. Deux ans après son lancement, beppegrillo.it fête son millionième commentaire et l’existence de plusieurs centaines de groupes MeetUp.

Concomitamment et indépendamment de 5 Etoiles, sort un livre, La Casta, qui détaille les privilèges de la caste politique en Italie. Ce livre devient pour beaucoup, une espèce de manifeste. Les commentaires explosent sur le blog et, au printemps 2007, “Grillo” appelle au rassemblement du “peuple du Blog” pour le 8 septembre, date commémorative de la capitulation de l’Italie en 1943, décrétant un “Vaffanculo Day”. Le jour dit, des manifestations qui mobilisent bien au-delà du “peuple du Blog” se tiennent un peu partout en Italie. De là, les medias vont commencer à s’intéresser au phénomène que personne n’avait vu monter.

Fourmilière?

A l’étape suivante, après avoir essuyé une fin de non recevoir des partis de gauche avec qui ils tentaient de s’allier, les deux compères voient les groupes MeetUp monter spontanément des listes Grillo pour les élections régionales de 2010. Casaleggio est un « control freak »: la créature ne doit pas lui échapper. Il décide de diriger tout cela sur le modèle de la fourmilière: décentralisée et apparemment autonome au bas de l’échelle, compartimentée, adaptable, mais toute entière au service d’un dirigeant vers qui tout remonte et dont les besoins dictent l’activité. 5 étoiles est donc un non-parti avec de non-statuts (dixit Grillo), c’est aussi une marque déposée et un blog. La beauté de l’internet est que, vu d’en bas, c’est un espace participatif valorisant, dans lequel on peut s’exprimer, prendre des initiatives, alors que, vu d’en haut, c’est un instrument de contrôle et de manipulation. Mieux, on peut exclure les dissidents ou les gêneurs d’un clic, là où dans un parti, il y a des procédures, plus ou moins lourdes, prévues par des statuts qu’on doit suivre et qui sont en général lourds à modifier (votes, quorum etc.). Là tu ban, ça prend une demi-seconde et oilà!

Source Futura Science

Les contenus (images, vidéos, articles générés par les membres doivent obligatoirement être publiés sur le Blog et nulle part ailleurs. Kontrôl !!! Et… revenus publicitaires… Par la suite, une web-TV et un site d’infos se rapprochent du Blog. 5 étoiles a désormais à disposition une force de frappe médiatique indépendante et aux ordres. Le principe est toujours le même: on surfe sur la vague des mécontentements, en collant aux remontées du terrain et en excitant les ressentiments à coups de titres plus putaclics les uns que les autres.

En 2011, Berlusconi est emporté par le scandale des soirées Bunga Bunga et laisse place à Mario Monti qui propose un programme d’austérité rigoriste, du genre « bien enthousiasmant » quoi… Pendant ce temps, Le Mouvement continue de grossir, se nourrissant de la déliquescence de la classe politique italienne. En 2013, il remporte 25% des suffrages exprimés et décroche 163 sièges au parlement. Ça ne vous rappelle toujours rien? Non? Ben là je ne peux rien pour vous les gars…

Cela n’empêche pas Grillo d’appeler à marcher sur le parlement (et là? Non plus? Toujours pas?). Parallèlement, il est demandé aux membres du Mouvement de mettre au pilori tout journaliste qui ose émettre le moindre doute sur 5 étoiles, avec moult surnoms dégradants et insultes à gogo. Ca ne vous rappelle encore rien? Non ? Toujours pas?. Je vous passe les détails mais, dans cette période, tout le monde au sommet du Mouvement, se rend compte de l’importance des données digitales. Qui les contrôle, contrôle 5 Etoiles. Casaleggio, qui a, depuis le début, une longueur d’avance sur les autres membres de la direction, verrouille tout, s’assurant ainsi que le Mouvement reste à sa main. Et devinez qui vient humer l’air du temps en Italie et observe attentivement ce qui s’y passe? Steve Bannon bien entendu! Il n’est pas le seul et, ne cache absolument pas, qu’il s’est s’inspiré de ces méthodes pour aider à l’accession au pouvoir de Trump en 2016. Le même Bannon qui prêche pour une alliance des extrême-droites. Ça ne vous rappelle personne dans les semaines récentes? Non? Même pas un gars qui fait des “saluts romains” quand il est “excité”?

La même année, Casaleggio meurt (maladie) non sans avoir passé la main à son fils Davide, diplômé en économie d’entreprise et désormais président à vie du Mouvement. Quand j”e vous disais que c’était verrouillé… Grâce à lui, la success story va continuer, s’amplifier même. Voilà comment un non-parti, conçu comme une machine à créer du consensus par le bas, à partir d’analyses algorithmiques des datas remontées de ses différents sites, une véritable coquille vide de la démocratie digitale, a fini par devenir un acteur majeur de la vie politique italienne jusqu’à conquérir le pouvoir en 2018. Je ne vais pas tout vous raconter, je vous conseille fortement de vous procurer Les Ingénieurs du Chaos, ouvrage fourmillant de détails sur tous les événements précités (5 étoiles, Brexit, arrivée au pouvoir de Trump en 2016, d’Orban en Hongrie), vous ne regretterez pas les quelques euros dépensés.

A qui le tour?

source Statista

Voilà comment un spécialiste du marketing numérique a posé les bases, prototypé en quelque sorte, un système qui sert aujourd’hui tous les partis populistes des US à l’Europe, à l’Amérique du Sud et sûrement au-delà, dans leur conquête des esprits et du pouvoir. On retrouve ici les ingrédients déjà vus dans le billet précédent sur Atlas: tous ces gens se côtoient, mutualisent leurs compétences, leurs retours d’expérience et appliquent ce qui marche, vendant à leurs électeurs un programme qui colle au mieux à leurs aspirations, émotions, réactions du moment. On les amène ensuite à voter pour le clown qu’on a choisi et contre leurs propres intérêts. Mais attention, maintenant, en plus, il y a un programme “prêt à l’emploi” derrière (cf Project 2025). Ces gens ne voient leur électorat que comme un marchepied vers le pouvoir et, le profit personnel qui en découle. Cherchez les sponsors, les investisseurs, les soutiens financiers, bref, cherchez d’où vient la thune…

Si vous suivez un peu la politique française, vous avez sûrement remarqué des analogies, identifié des personnages qui remplissent les mêmes rôles ou agissent de la même façon. Donc oui, ça nous pend au nez, ce n’est qu’une question de temps.

La prochaine fois on changera encore de lunettes et on parlera de « Heilon Melon Usk » et autres milliardaires “toxiques”.

Wesh gros!

P.S. Depuis l’écriture du livre de Giuliano Da Empoli, Beppe Grillo s’est fait “écarter” du Mouvement, probablement parce qu’on considère au sommet de 5 étoiles que le “clown” est devenu encombrant et inutile. A la place de Musk ou même de Donald je me méfierais.