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Monsieur M

The revenant

Après la première nuit aux urgences, pendant laquelle mon voisin et moi avons été maintenus éveillés par les vociférations d’une malade qui hurlait des insultes à tous les soignants qui l’approchaient, on m’a trouvé un lit dans le bâtiment Achard, le temps de passer les examens préliminaires à ma prise en charge par le service idoine.

J’ai passé 11 jours dans la même chambre que Monsieur M. J’ai tout de suite senti qu’on allait bien s’entendre. Monsieur M est un homme bien éduqué, à l’ancienne, originaire des Balkans qui a vécu la plus grande partie de son existence en France, dans le milieu du théâtre. De ce que j’ai compris (mais je peux me tromper), il a lui aussi connu un épisode cancéreux, un bien velu qui l’a mis sur le flanc au sens propre comme au sens figuré puisque, déjà bien atteint, il est tombé un jour, se brisant un os du bassin et a passé un certain temps dans le coma. Je ne sais pas si celui-ci a été provoqué ou non car nous sommes restés discrets (franchement qui a envie de parler de ça alors qu’on nous bassine toute la journée de termes médicaux) et nous avions moult centres d’intérêt bien plus passionnants comme nous le verrons bientôt. On verra aussi que les souvenirs de Monsieur M pouvaient être plus ou moins fiables, raison de plus pour ne pas trop les solliciter.

Lorsque nous sommes arrivés des urgences, Marie et moi, j’ai pu d’emblée apprécier sa discrétion. Nous étions encore incertains dans notre appréhension de la situation et surtout de tout ce qu’elle impliquerait d’organisation, de tâches administratives, d’obligations et de fatigue pour l’un comme pour l’autre. Elle devait repartir relativement vite pour être sûre de rentrer à Étampes sans galère, donc nous étions dans notre bulle à essayer de régler tel ou tel détail, de penser à décommander tel ou tel rendez-vous, de réaligner les agendas, de trier ce qui devait être rapporté à la maison, ce qui restait, ce qui manquait. M avait légèrement tiré le rideau qui séparait nos lits, juste assez pour nous laisser autant d’intimité que possible tout en restant courtois et disponible si nous venions à le questionner. Je l’avais vu faire du coin de l’œil. Il ne pouvait pas manquer d’entendre notre discussion même si nous chuchotions, mais tout dans sa posture, suggérait le contraire. Beaucoup de délicatesse dans ce premier contact. Une fois Marie repartie, il ne m’avait pas sauté dessus pour me raconter son histoire ou connaître la mienne. Nous avions fait connaissance par petites touches en devisant, tranquilles.

Le petit chemin

Depuis sa chute, il ne pouvait se déplacer sans déambulateur et les chambres doubles d’Achard sont particulièrement mal foutues, je soupçonne même que ce sont des chambres simples qu’on a transformées en “doubles” en y enfournant le mobilier supplémentaire que cela nécessitait. C’est d’ailleurs plus qu’un soupçon car si c’était le plan de départ, l’architecte devrait s’être flingué depuis, au vu du résultat. Son lit était au fond de la chambre, le mien juste à côté avec une chaise entre les deux et un rideau qui pouvait cacher jusqu’à la moitié du lit de l’autre occupant. À la droite de mon lit, on trouvait les toilettes/douche. Les gars qui avaient installé tout ça se l’était bien donnée quand même:

— Bon réfléchissons: deux personnes, ça a besoin de ranger ses vêtements non ?

— OK, je mets une armoire double avec une clef de chaque côté au pied du lit du fond.

— Pis ça mange aussi…

— D’accord, donc deux “plateaux à manger au lit” (si, si c’est le terme juste).

— Pis, ils vont avoir besoin de garder tout un tas de trucs sous la main : médocs, téléphone, bonbons, mouchoirs, télécommande de la télé, gobelet, bouquins, journaux…

— OK ! Donc deux tables de chevet avec tiroir et espaces de rangement.

— Ah pis les lits faut qu’ils soient motorisés pour jouer à “lit rel’vé, lit baissé, lit rel’vé, lit baissé, lit rel…”

— OK!!!

— Avec aussi une télécommande à fil et une autre pour appeler en cas de problème, note bien. Pis les deux gars, ils ont des perfusions des fois donc il leur faut au moins un portant là-dedans, bien stable avec des pieds en étoiles bien longs, bien casse-gueule, bien piégeux, des “trébuchets” quoi.

— Okayyyyyy ! Bon tu sais quoi? Je rajoute même une chaise en bonus, juste pour le fun…

Un chemin, il n’y en avait donc qu’un pour M quand il voulait aller pisser ou simplement sortir de la chambre, et il était très étroit (13 et 3 ça fait 16 non?). A certains endroits, il était moins large que son déambulateur. Je m’ingéniais donc à bouger ce qu’il fallait pour que la configuration des lieux ne lui soit pas trop pénible.

La mémoire qui flanche

Tous les matins un ou une interne venait lui poser les mêmes questions pour faire travailler sa mémoire:

— Vous êtes? — Monsieur M.

— Vous savez où vous êtes ? — Hôpital Cochin

— Quel bâtiment ? — Achard

— Quel étage ? — 6e

— Quel service ? — Médecine interne

Autant je ne l’ai jamais entendu se tromper sur cette première partie, 100% de réponses exactes à chaque fois, autant après, ça se gâtait systématiquement. — Quel jour sommes-nous ? — Mercredi ? Non… lundi ? M tombait à côté la moitié du temps et, quand sa réponse était exacte, on n’aurait pas su dire si c’était par hasard ou non. Arrivé à: “Quelle date ? Quel mois ? Quelle année ? ” il tombait à côté pour les deux premiers, l’année restant 2021 forever. L’interne lui donnait chaque jour les bonnes réponses, essayant de les associer au temps qu’il faisait ou à des événements passés ou prévus dans les jours prochains, mais, le lendemain, on était toujours en 2021 à une date improbable. J’aimais bien comme il prenait ça, à la fois très sérieux dans ses réponses et fataliste sur les derniers points. L’interne soulignait le moindre progrès par rapport à la veille, mais à la limite, il n’avait pas besoin d’encouragements. Il faisait l’effort tous les jours, donc ça irait mieux demain.

Vu de mon lit c’était à la fois drôle, comme tout comique de répétition, et doux-amer: chaque jour, j’espérais qu’il nous sorte les bonnes dates avec l’air fier qu’il arborait parfois et, chaque jour, je ne pouvais que constater l’étendue des ravages que le coma avait provoqué chez lui. Un après-midi que nous conversions aimablement, pas trop dérangés par la clique médicale, lui tête-bêche sur son lit pour qu’on se voie sans être obligés de se démonter le cou, je lui demandais s’il se souvenait de quelque chose de cette période. Il me répondit que oui, mais pas clairement, et que, lors de son réveil, il ne se souvenait que de l’avant-coma. Son cerveau avait donc raccordé l’avant et le présent, semblant zapper complètement la période de coma. Ces raccordements étaient fluctuants, flexibles. Certaines fois, c’était marrant quand lui-même n’était pas dupe du mauvais câblage, à d’autres moments, c’était limite flippant quand le souvenir caviardé était si présent que tu devais jouer le jeu pour ne pas le perturber plus qu’il ne l’était déjà.

Le Maître Chinois

J’ai vécu d’excellents moments avec M. Un jour que nous parlions cinéma, il passe un long moment à évoquer Jackie Chan. Étonné, je me demande d’abord s’il ne confond pas avec un autre acteur mais il m’explique qu’il l’a vu dans un film (période US de Chan) où il se rendait aux États-Unis pour protéger ou venger sa fille ou celle d’un ami je ne sais plus. Il ne tarissait pas d’éloges sur le bonhomme. Perso, je suis grand, grand fan des films de sabre et de kung-fu, Bruce Lee, Jackie Chan, Jet Li, j’adore. Je lui parle alors du Maître Chinois, film qui fait partie de la période hong-kongaise de Chan, la meilleure et de loin. Je lui décris le combat aux baguettes pour une boulette de viande, l’apprentissage du Tao de l’homme ivre, dans lequel tu dois pratiquer ton kung-fu comme si tu étais bourré tout en portant une jarre d’alcool de riz tantôt imaginaire, tantôt réelle.

Je vois bien qu’il ne percute pas vraiment. La jonction entre le mec qui vient nettoyer la pègre de Los Angeles et un gars qui se bat bourré dans la campagne chinoise ne s’opère pas. YouTube étant “mon ami”, je lui montre un extrait, puis un autre, puis, de vidéo en vidéo, on reste là à mater des extraits de films de kung-fu jusqu’à deux du mat’. De ce jour, son respect pour la maîtrise acrobatique de Jackie Chan a été multiplié par dix.

Star system

Le plus marrant c’est qu’ au fur et à mesure je me rends compte que M est connu comme le loup blanc à Cochin, il a fait à peu près tous les services par lesquels je vais passer, plus d’autres et il est là depuis tellement longtemps que chacun sait exactement de qui il s’agit. Le comble est atteint la fois où une aide-soignante qui apporte le repas s’arrête, blanche comme un linge et, parlant d’une voix chevrotante, demande: “Monsieur M? C’est vous? Mais… vous euh… vous êtes… là?”. Elle se comporte exactement comme si elle avait vu un fantôme, le tout sous le regard de M, vaguement surpris, parce que lui, ne la reconnaît pas du tout!!!

M est exotique, étonnant, rafraîchissant, facile à vivre au quotidien, je me rendrai compte plus tard à quel point cela m’a aidé à supporter ces 11 jours d’hospitalisation surprise.

 

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