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Servokifon

Toi, tu ne leur avoues pas que tu es victime du “Syndrome de Servokifon” : au fil du temps, ton cerveau a développé un mécanisme de défense devant cette masse d’infos ingérables et, ce qui n’était au début que douce rêvasserie, « à la Cancre de Prévert », devient un comportement systématique, une habitude bien ancrée, un réflexe de survie. En gros, dès que le cerveau voit, entend, soupçonne une formule, un axiome (je ne sais toujours pas ce que c’est mais j’avais envie de placer le mot), un raisonnement, une équation mathématique, tout ce qui pénètre ta matière grise se transforme en un vaste gloubiboulga incompréhensible.
Tu lis ton énoncé et les lignes commencent à danser, les phrases n’ont plus aucun sens. Servokifon fonctionne comme un brouilleur, une protection, une armure anti maths. Il te protège malgré toi. Tu t’y reprends à dix fois avant d’arriver à distinguer un mot qui, isolé, ne t’est, de toute façon, d’aucune utilité. Alors tu reprends du début et… c’est pire: tu canes dès la première ligne. Plus tu vas réessayer, moins ton cerveau va se montrer coopératif.
A tel point que tu finis par te demander ce que tu t’infliges et surtout, pourquoi tu te l’infliges.

Si on tente de t’expliquer la chose, que ce soit le prof ou un de tes potes, tu te retrouves dans la peau de ces personnages de film qui viennent d’essuyer une explosion ou qui font un malaise : tout ce que tu entends est cotonneux, les aigus sont aux abonnés absents. Tu vois une bouche et une langue qui s’agitent et tu entends un brouillard de sons réverbérés sans réussir à synchroniser les deux. Tu lèves la tête et là, tu croises les yeux de ton interlocuteur qui, consciencieusement, poursuit son travail d’explication, l’air pénétré, conscient de sa mission. Il commence tout de même à douter, soit à cause de ton manque de réaction, soit parce qu’il a noté ton regard de poisson mort. Si c’est le prof, tu te retires encore plus profondément en ton for intérieur, parce que bon, il va bien finir par te lâcher ce con ! Il a d’autres élèves à s’occuper non ? Si c’est un pote, tu lui signifies que ça va bien comme ça, soit en jouant “celui qui a compris n’en parlons plus”, soit, si c’est un véritable ami, en lui avouant que tu n’as toujours rien bité mais que ce n’est pas la peine de remettre ça.

Personne observant un cerveau qui fond
Ne pas comprendre je…

Voilà, en gros, c’est ça le « Syndrome de Servokifon » et, comme tout réflexe, il est immédiat, totalement involontaire, hors de tout contrôle. Si vous voulez avoir une lointaine idée du processus allez donc lire la page Wikipedia sur les équations linéaires (sans doute que certaines font des méandres je ne sais pas).

Extrait :

On utilise pour les résoudre des techniques algorithmiques ou géométriques, issues de l’algèbre linéaire ou de l’analyse (déjà au moins deux notions imbitables). Modifier le domaine de définition de la variable peut changer considérablement la nature de l’équation (okayyyyy…).

Rebel, rebel!

De plus, et voilà une autre clef je pense, on passe une grosse partie de son adolescence, période agitée s’il en est, à entendre des choses comme : « Je ne vous le démontre pas parce que vous ne pourriez pas comprendre la démonstration. Donc je vous demande d’admettre et d’apprendre par cœur la formule… ». Quand t’as treize, quatorze ans c’est juste le genre de discours qu’il faudrait éviter parce que toi t’entends : « Vous êtes trop crétins pour comprendre donc apprenez bêtement et appliquez. » Ça fait envie, non? Ou alors : « Les maths ça devient vraiment intéressant et fun dans l’enseignement supérieur. », le tout dit avec une vague nostalgie dans le regard. Corollaire : « Au collège/lycée on ne fait que des trucs chiants. » Ben si c’est le prof qui l’dit, j’vais p’têt pas m’casser l’cul à apprendre toutes ces merdes alors que mes hormones commencent à m’travailler sévère… J’ai autre chose à foutre, non ?

Quoi qu’il en soit, et je m’en suis aperçu bien plus tard, grâce à la combinaison maths modernes + Servokifon, j’ai réussi à traverser 8 ans de collège/lycée (oui j’ai redoublé “volontairement” ma troisième car ma mère, optimiste de nature, voulait absolument que je passe en Seconde C (S aujourd’hui), ce qui n’est bien sûr jamais arrivé 😉 ); j’ai donc, disais-je, réussi à passer toutes ces années, sans réaliser que les lettres dans les équations représentaient des nombres ! Et non, je ne suis pas si con, c’est juste que j’étais dehors et que les mecs du dedans n’avaient même pas idée que quelqu’un puisse ignorer cette évidence tellement évidente, voire sur-évidente, qu’ils ne se fatiguaient même plus à l’énoncer. Alors, bien sûr, par la suite, une partie de la faute m’incombe (et me “décombe” a fortiori ;-)), mais la curiosité pour les maths s’était éteinte depuis trop longtemps.

Comme écrit précédemment, la présentation des maths, à l’époque du moins, avait tout pour les isoler dans un monde strictement matheux, de concepts et de représentations sans rapport avec le reste et notamment avec le réel. Donc pour moi, les lettres étaient des lettres, les nombres des nombres. Voilà qu’après avoir soigneusement évité de dire “nombres” quand il parlaient des ensembles (rationnels etc.), ils ne précisaient pas que les lettres qu’il employaient représentaient des nombres. Donc je ne comprenais pas du tout pourquoi ces gens, par ailleurs relativement normaux, s’échinaient à pratiquer des opérations mathématiques sur des lettres. Ça me passait complètement au-dessus de la tête.
Imaginez seulement de vous retrouver devant ça:

ax+b=cx-d

sans savoir que chaque lettre représente un nombre et qu’en plus il faut éventuellement résoudre le bouzin. C’est comme de se trouver devant un langue étrangère qui utiliserait des signes que tu connais mais serait tellement éloignée de ta propre langue que tu n’aurais aucune amorce de compréhension possible. Si vous avez déjà visité la Finlande, vous voyez ce que je veux dire.

Au début, tu tentes quelques questions, mais comme tu ne sais pas de quoi on parle, tes questions nulles appellent des réponses au mieux dubitatives, au pire, nulles elles aussi. En cas de devoir écrit, tu tentes des réponses « au pif » (axb=cxd ? abcd ? acdc? cbd?), forcément à côté de la plaque. Un vrai cloaque dans lequel le prof va essayer, s’il est bien intentionné, de repêcher vaguement l’un ou l’autre fragment pour ne pas te mettre zéro. Mais comme il ne décèle aucune logique dans tes réponses, il ne devine pas ton problème. De temps à autre, en début d’année toujours, il te fait venir au tableau, mais le moindre truc que tu écris fait marrer tout le monde (même les deux ou trois qui sont aussi nuls que toi). Logiquement, au bout d’un moment, il laisse tomber parce qu’il a une classe à mener et un programme à finir.
Tu comprends bien ça toi aussi et t’en as marre de te battre contre des moulins à vent, alors tu deviens plus fort en littérature parce que tu passes ton cours de maths au fond de la classe avec l’intégrale de Vian, Kafka, Van Vogt ou Asimov. Le prof te fout la paix, tu ne perturbes pas la classe : gentleman agreement.

 

 

Enfant perplexe devant un tableau
Image de Gerd Altmann sur Pixabay