Imaginez: vous êtes au restaurant, tout se passe bien, il fait beau, vous êtes bien, en terrasse, et vous mangez des frites. Vous demandez de la mayonnaise, et là… C’est le drame ! Y en a pas ! Dans le temps, racontant cela à un ami vous lui auriez dit : “J’étais contrarié, les frites sans mayo, ça m’a un peu gâché le plaisir.”.
Figurez-vous que, l’autre jour, dans le métro j’ai entendu exactement cette conversation. Et la jeune fille qui racontait cela à son ami a conclu d’un: “J’avais trop la haine !”

Je rentre chez moi, je regarde le Larousse qui me dit:
- Avoir la haine: familier, éprouver un sentiment très vif de déception et de ressentiment.
- Déception: n.f. Etat ou sentiment d’une personne déçue, trompée dans son attente…
- Ressentiment: n.m. Fait de se souvenir avec aigreur de quelque chose ou désir de se venger d’un tort, d’une injustice.
Il n’y avait pas de mayonnaise pour accompagner ses frites, donc elle s’est sentie trompée dans son attente et/ou elle s’en souvient avec aigreur et voudrait se venger de cette “injustice” ? Mais dans quel monde ressent-on ce genre de choses parce qu’on n’a pas eu de mayonnaise avec ses frites ?
Oui, je sais: elle ne voulait pas dire cela stricto sensu. Mais pourquoi le dit-elle alors? A quoi bon dire quelque chose qu’on ne veut pas vraiment dire? Pourquoi tout surjouer, pourquoi cette inflation langagière?
Tout simplement parce qu’on s’y est accoutumé. Et je plaide coupable. Je fais partie de cette génération qui trouvait tout “cool” ou “génial”, le reste étant soit “craignos”, soit “naze”. Alors oui j’ai participé à cette surenchère verbale. Sauf qu’à l’époque, on se traitait au maximum de débile, taré, pauv’naze, couillon ou de connard si on était au volant.
Puis, adulte, j’ai vu, année après année, les frontières se dissoudre, les enfants ont commencé à se traiter de « connard » dès la maternelle. En primaire, les gamines s’envoyaient des “salope” puis des “sale pute” à la figure, pour tout et pour rien ou pas grand-chose. Là encore, 99% d’entre elles n’avaient qu’une vague idée du sens véritable de l’insulte qu’elles employaient et de ce qu’elle impliquait. Mais si elles l’employaient c’est qu’elles l’avaient entendue. Où ? Venant de qui ? Envers qui ? Au collège, j’ai vu le vocabulaire des prisons envahir les cours de récréations: “Vas-y j’suis pas une balance!”, “Elle est fraîche la nouvelle prof d’anglais” etc.
On revient donc à une idée déjà évoquée dans ce blog, celle de la perte des nuances. A partir du moment où le moindre truc est “trop bien” voir “trop ouf”, où, à l’inverse, on a “la haine” à la moindre contrariété, si on veut “niquer tes morts” au plus insignifiant conflit, on place le plancher déjà très haut. Et très logiquement, quand le plancher s’élève, on explose le plafond. Exit les “pas mal”, “sympathique”, “intéressant” et même “bien”. Adieu les “contrarié”, “agacé”, “mécontent”. On a la haine et pis c’est tout !
OMG Amazing, Awesome !!!
Comme souvent la tendance est venue des Etats-Unis. J’ai pas mal fréquenté les salons de la musique et autres événements là-bas. Aux US, ça fait bien longtemps que tout est “so great”, “fantastic”, “amazing”, “awesome”, “unbelievable”, “unmatched” etc. et plus le truc est de base, genre insipide, voire naze, plus l’adjectif est dithyrambique. On comprend vite quand on y est que le marketing et la pub, poussent à cette inflation du langage, récupèrant les nouvelles expressions et les popularisant vitesse grand V. A son tour la masse s’en empare, en remet une couche et le cycle repart.
Ajoutez à cela les réseaux sociaux avec leur cortège de memes, de partages, leur viralité, démultipliant encore la popularité, l’impact de ces nouvelles façons de s’exprimer, et vous ne tardez pas à vous retrouver “en PLS” devant une vidéo de petit chat “trop kawaii” au lieu d’être attendri, touché, ému, en regardant la vidéo d’un adorable chaton. Car oui, cette inflation s’accélère et s’internationalise. On emprunte des mots un peu partout parce qu’on a oublié les outils que notre propre langue offre. On ne sait plus que “adorable” existe ou alors on estime que c’est un mot ringard. Ou qui dévoilerait notre sensibilité de manière trop crue. On rajoute l’inévitable “trop”, sorte de tarte à la crème langagière (trop bien, trop ouf, trop pas, trop beau, trop gentil/méchant etc.). Et voilà qu’on se retrouve avec trop kawaii.
Cette vidéo est “trop mortelle, LOL”, mais “OMG! WTF?” Il est tombé sur le plongeoir ? “PTDR” “LMFAO” #epicfail.
Et ce n’est pas fini car l’ubérisation de la société, la course au quart d’heure de célébrité, la nécessité d’avoir de la “visibilité”, nous pousse tous à exagérer, à avoir une communication sous stéroïdes pour attirer l’attention déjà sur sollicitée de nos “followers” actuels ou “prospects”. C’est ainsi que le langage pictural est lui aussi atteint de bouffissure. Il suffit de faire un tour sur YT pour être assailli de vignettes sur lesquels les auteurs font des tronches improbables pour illustrer leurs titres plus “putaclics” les uns que les autres. Au début, quand t’es pas encore habitué au procédé, tu cliques et tu tombes soit sur un truc inintéressant parce que le mec n’a rien à dire, soit sur un truc moyen (au passage moyen veut dire naze maintenant), soit sur une escroquerie intellectuelle totale. Bref, la promesse n’est pas tenue et au bout d’un moment toutes ces simagrées donnent juste envie de vomir.
Houba Houba!
Attention, je ne m’extrais pas du lot, je ne me considère pas au-dessus de la mêlée, pas du tout! J’essaie juste de souligner que la combinaison entre le développement des réseaux, l’adoption des smartphones et autres tablettes, ordis, la précarisation de la plupart des métiers et activités et l’instantanéité des communications, obligent ceux qui veulent passer un message, faire connaître leurs créations, se faire remarquer dans quelque domaine que ce soit, à s’improviser rédacteurs, vidéastes, acteurs, stratèges en marketing, auto publicitaires, cadors de l’IA etc.

Sauf qu’on est des millions à “produire du contenu”, expression horrible qui aurait du nous mettre la puce à l’oreille dès le début de cette dérive sociétale, médiatique, picturale et langagière. Et bien peu d’entre nous maîtrisent toute la chaîne. De ce fait, beaucoup n’y vont pas avec le dos de la cuillère, et se “markettent” à la truelle! Vous avez déjà regardé les tutos de maquillage “d’influenceuses” moins le quart sur YT dont se gavent les gamines en primaire et au collège? Allez y faire un tour. Pour beaucoup d’entre elles, c’est ça le rêve et ça explique qu’on croise régulièrement des mômes de 12 ans avec 5 mm de fond teint sur la tronche, des faux-cils et des sourcils épilés et redessinés à la dernière mode.
Pour exister, les “producteurs de contenu” doivent suivre les plus « populaires » d’entre eux qui sont souvent aussi les plus putassiers. Moyennant quoi, tous en sont réduits à grimacer, s’agiter et parler comme des… singes… Avec peu de vocabulaire, beaucoup de mimiques, de mouvements, en se frappant le poitrail et en gueulant plus fort que le voisin. Je sais ce n’est pas très sympa pour les singes ce que je viens d’écrire.
Ce n’est donc pas qu’une simple question de langage boursouflé, pauvre en nutriments intellectuels, d’où la finesse, l’exactitude, la précision disparaissent pan par pan. L’évolution de notre langage est bel et bien le reflet de notre monde, de ses dérives, de sa dégradation en constante accélération. Oui, notre monde est blet. Mais… YOLO !!!
Wesh Gros !